Danse du Sacrifice
Prologue

« 1689. À la suite des procès de Salem et de la persécution endurée par les sorciers de la main des Moldus, le Ministère de la Magie nouvellement créé prend contact avec les monarques britanniques de l’époque. Son objectif : obtenir une reconnaissance officielle de la magie et des sorciers aux yeux de la loi moldue, et établir une protection de leur mode de vie. Un geste de paix symbolique, qui changerait les choses non seulement pour le Royaume-Uni, mais opèrerait également des changements à travers toute l’Europe. Contre tout attente et à l’effarement collectif, la famille royale refuse, forçant alors les sorciers à remettre en question leur cohabitation avec les moldus. Le ministère vote le Code International du Secret Magique, obligeant la communauté magique à vivre cachée, pour sa protection.
Cependant, plusieurs familles de sorciers disséminées en Europe ne l’entendent pas de cette oreille. Elles vivent le refus des monarques comme un crachat en pleine figure. Les familles de sang-pur, en particulier, voient cette obligation de vivre reclus comme un affront, une preuve de l’arrogance moldue, alors que les sorciers sont clairement une race supérieure. Avant même l’adoption officielle du Secret Magique, des protestations et des éclats de violence contre des Moldus sont déclarées à travers l’Europe, fomentées par des aristocrates se revendiquant en tant que mages-noirs, qui prétendent guider la communauté sorcière vers sa liberté. Parmi ces aristocrates se trouve un vieux clan sorcier établi en Autriche : le clan Lawrence. Il porte tel un étendard les mots suivants :
« Nous ne nous cacherons pas. Nous ne nous soumettrons pas. C’est aux faibles moldus de se soumettre à notre pouvoir. »
C’est avec cette conviction qu’en 1691, la famille Lawrence parvient à saisir la ville de Brégence, établissant un blocus avec l’extérieur. Des groupes de mages-noirs s’imposent comme maîtres de la cité, persécutants et torturants des moldus et nés-moldus à l’aide de sortilèges impardonnables, sous les yeux de la communauté sorcière de la ville, qui ne se sent pas de protester contre ce traitement. Les atrocités commises par les moldus ont marqué les sorciers au point qu’à leurs yeux, il ne s’agit que d’un juste retour de bâton. Le Ministère magique d’Autriche met en place des forces pour tenter de briser le blocus, sans succès. La situation se poursuit ainsi pendant plus de trois mois jusqu’à dégénérer, les moldus devenant les esclaves des sorciers au sein de Brégence, réduits à l’état de bêtes seulement bonnes à l’amusement des aristocrates. La communauté sorcière piégée à l’intérieur de la ville décide finalement de mettre fin à ces agissements, et entreprend de créer une résistance pour permettre aux forces du Ministère de renverser la situation.
Une fois le blocus enfin brisé et les membres du clan Lawrence arrêtés, de nombreuses mémoires de moldus sont réécrites. Cependant, c’est un coup définitif porté à la tentative de coexister avec le peuple non-magique. À la suite de cet incident et de beaucoup d’autres, le Code International du Secret Magique est officiellement adopté. Les fautifs sont tous envoyés à Azkaban, mais la réputation du clan est marquée à jamais au fer rouge dans les mémoires sorcières à travers le monde. Encore aujourd’hui, la famille Lawrence tombée en disgrâce est vue comme conservatrice et raciste. Elle compte dans ses rangs des sang-purs aux idées arriérées, dénigrants le droit d’accès à la magie des enfants nés-moldus, et n’a comme seul soif que de retrouver sa gloire d’antan. »



Acte 1
« Cri du blizzard »


« Je vous le répète… Nous ne souhaitons pas une autre baguette ! Ma nièce a le droit de recevoir une baguette digne de son rang ! »
Ils étaient là depuis maintenant une demi-heure. La charmante vendeuse, dont le sourire ne semblait jamais pouvoir quitter son visage malgré l’insulte dont elle faisait l’objet, leur avait présenté des dizaines de baguettes différentes. Toutes avaient été rejetées par l’oncle Schubert, sans même passer par les mains de celle à qui elles étaient destinées. Dans ses petits souliers, à côté de lui, Eula regardait ses pieds, de plus en plus désespérée face à l’obstination de son oncle. Elle craignait de ne jamais quitter la boutique, ou si elle le faisait, de la quitter les mains vides. Rien ne semblait pouvoir détourner son parent de son objectif :
« Nous ne voulons ni bois de cèdre, ni hêtre, ni aulne ! Ce qu’il lui faut, c’est une baguette en bois d’orme.
- Et je vous répète » l’interrompit la vendeuse sans se départir de son sourire « Que cette baguette ne sera pas adaptée à votre nièce. »
Son expertise éclairée sembla ne faire qu’accentuer le mécontentement du noble.
« Qu’insinuez-vous ? Que ma nièce n’a pas le sang aussi pur qu’il le faudrait pour manier cette baguette ?
- Je n’ai pas dit ça- »
Ils continuèrent de débattre ainsi du bien-fondé de cette demande, alors que Eula se désintéressait de la conversation. Tout reposait sur une légende des plus stupides, selon laquelle les baguettes en bois d’orme ne pouvaient être utilisées que par les sorciers au sang le plus pur. La famille Lawrence se flattait d’ailleurs de n’avoir dans sa lignée que des possesseurs de cet illustre bois. La petite Eula se disait donc qu’il ne serait que tradition qu’elle en fasse de même. Pourtant, la vendeuse s’obstinait à ne pas la lui donner. Cela signifiait-il qu’elle n’était pas digne de la recevoir ?
« Peut-être devriez-vous demander son avis à votre nièce, monsieur…
- Je sais ce qui est le mieux pour elle, merci bien ! »
Son avis ? À ces mots, Eula leva des yeux remplis d’incompréhension vers la vendeuse. Elle n’avait pas été habituée à donner son avis. Depuis sa naissance, tout avait toujours été choisi à sa place, en se basant sur « ce qui était le mieux pour elle », ou sur ces traditions avec lesquelles elle avait été éduquée. Sa manière de s’habiller, de se comporter, jusqu’à ses activités, ce qu’elle mangeait et l’heure à laquelle elle se couchait, tout était soigneusement ficelé et planifié pour faire d’elle une artistocrate au sang pur digne de ce nom. Ses journées incluaient l’apprentissage de l’étiquette si chère aux nobles, de la danse, la cuisine, et diverses tâches domestiques pour qu’elle parvienne à se débrouiller seule dans le futur. On lui payait des tuteurs stricts, qui s’assureraient de son sérieux et de la réprimander si elle manquait à ses devoirs. Elle avait appris à ne pas déroger aux règles, et à gentiment obéir, alors l’idée de demander à essayer une baguette différente de celle décidée par son oncle ne lui serait même pas venue à l’esprit. « Respecte tes aînés », lui disait-on. Pourtant, l’oncle Schubert semblait lui-même ne pas respecter cette règle alors qu’il invectivait une femme bien plus âgée que lui, essayant de lui apprendre un métier qu’elle exerçait sûrement depuis des années, si ce n’est des décennies. Sans doute car elle n’était pas noble, car la deuxième règle à respecter était celle-ci : « Toujours montrer aux personnes de rang inférieur où est leur place. » Parfois, lorsque la mère de Eula lui brossait les cheveux, elle lui répétait ces paroles. En tant que sang-purs, ils devaient se faire respecter, car ils étaient des êtres supérieurs, de véritables sorciers dont le sang n’avait jamais été teinté du sang moldu. Pourtant, la femme derrière le comptoir ne semblait pas bien différente des partenaires commerciaux qui venaient parfois au manoir Lawrence. Elle ne semblait pas être moins sorcière qu’eux… Elle l’était même plus que Eula elle-même, qui ne possédait pas encore de baguette, et n’avait jamais manifesté ses pouvoirs. Du haut de ses six ans, tout cela lui semblait bien compliqué, mais elle avait appris à ne jamais questionner ce que lui enseignaient ses parents. C’est pourtant un tout autre sentiment qui s’exprima en elle, alors qu’elle ouvrit la bouche : un embarras immense. Elle ne souhaitait pas embêter davantage cette dame, ni faire perdre plus de temps à son oncle.
« S’il vous plaît… Est-ce que je pourrais avoir la baguette que mon oncle demande ? »
Elle souhaitait simplement rentrer chez elle. Elle souhaitait simplement éviter un conflit, un esclandre comme son oncle était capable d’en provoquer partout où il passait, chaque fois que quelqu’un avait l’audace de questionner la pureté de son sang. Il avait un jour repoussé un enfant qui avait eu le malheur de s’approcher de sa nièce, sans même savoir qui il était. Eula n’avait jamais su ce que voulait le petit garçon, car il n’était plus jamais venu vers elle. Ce genre de scène n’était pas rare, entretenant tel un poison la réputation de la famille Lawrence. Partout où elle passait, les gens semblaient connaître Eula, sans qu’elle ne les connaisse en retour, et tous lui lançaient toujours des regards de colère, ou de pitié.
Pauvre enfant. Il ne faudra pas longtemps avant qu’elle ne devienne comme eux. Peut-être est-elle déjà au point de non-retour.
« … Si c’est ce que tu souhaites, ma petite. »
La vendeuse avait gardé un instant le silence, l’observant quelques secondes avant de finalement capituler. Mais ce n’était pas de la résignation que Eula lut sur son visage alors qu’elle se détournait pour se rendre dans les rayonnages reculés de la boutique, ni le dédain habituel que la petite fille voyait sur le visage de chaque personne qu’elle croisait. Les yeux sombres de la sorcière recelaient de curiosité, une curiosité vite éclipsée par les grognements de l’oncle Schubert, qui semblait satisfait d’enfin se faire obéir. Il ne fallut qu’une minute à la vendeuse pour revenir, une longue boîte ouvragée ouverte en main, le bois de la baguette finement gravée se détachant du tissu qui en couvrait le fond. Cet instant aurait dû être révélateur pour l’enfant. Pourtant, à la vue de cette baguette, elle ne ressentit rien. Elle tendit la main pour avoir une chance de la tenir entre ses doigts, et peut-être réveiller cette étincelle qui lui ferait comprendre que, oui, c’était la baguette qui lui était destinée. Mais la boîte disparut bien vite de son champ de vision, récupérée par son oncle qui en échange, déposa une bourse remplie de gallions sur le comptoir. Le tintement lourd de l’argent dans le sac fit serrer les dents à Eula, et sans raison, elle eut envie de pleurer.
La vendeuse voulut protester en demandant si l’enfant ne pouvait pas tester cette baguette avant de partir avec, mais l’oncle Schubert interrompit ses paroles en décrétant que ce n’était pas nécessaire. Il posa une main autoritaire sur le dos de sa nièce et l’entraîna à l’extérieur, refermant la boîte nouvellement achetée. Eula avait à peine eu le temps d’en voir la couleur.

Ce n’est qu’une fois chez elle, et sous le regard avide du reste de sa famille, que Eula put enfin ouvrir la boîte dont elle avait été privée dans la boutique. Sa mère prévoyait déjà les prouesses magiques dont sa fille serait capable une fois l’instrument en main, prenant pour exemple sa propre découverte de ses capacités magiques. Il lui avait suffi de toucher sa baguette pour qu’ils se manifestent, chose que sa fille espérait reproduire. Elle avait désormais l’outil entre ses doigts, et ne put s’empêcher d’admirer l’ouvrage de la fabricante : la baguette était magnifique, cependant… Rien ne se passa. Aussi belle fut-elle, la flamme qui aurait dû s’allumer en Eula en la tenant ne fit pas son apparition. Elle ne se démonta pas et d’un geste décisif, effectua un mouvement sec face à elle, vers la boîte désormais vide qu’elle avait laissée au sol. Peut-être allait-elle se mettre à léviter ? Ou s’enflammer ? Ou tout autre signe qui dans son imagination, prouverait qu’elle était belle et bien la sorcière que tous attendaient. Mais la boîte resta inerte. Elle resta aussi propre qu’elle l’était. Et le doute s’empara de la petite fille. Un doute saisissant qui la refroidit sur place, et l’empêcha de regarder ses parents, ou son oncle, ou toutes les autres personnes présentes.
« Hm… Ce n’est pas grave. Tu as peut-être juste un peu de retard. Nous allons faire venir un tuteur pour qu’il t’aide à maîtriser tes pouvoirs. »
Ce n’était pas ce qu’elle voulait entendre. Elle ne voulait pas « avoir de retard », ni aller contre les attentes de sa famille. Pourtant, elle percevait dans leur voix une déception contenue, qu’elle voulait faire disparaître sur le champ. Pour la première fois, elle avait l’impression d’être différente du reste de sa famille.

Les choses ne s’arrangèrent pas, même avec un tuteur. Pendant des jours, Eula fit de son mieux pour faire émerger ce qui aurait dû sommeiller en elle. Elle respecta chaque directive, encaissa chaque réprimande sur sa posture ou son intonation, mais rien ne fonctionnait. Tout aurait été si facile, s’il suffisait d’apprendre quelques gestes, comme lorsqu’elle s’exerçait à la danse. Dans cette discipline, la mécanique des mouvements faisait l’affaire, la pratique était suffisante, et Eula y prenait même du plaisir. La danse était son seul réconfort, parmi toutes ces activités qui lui étaient imposées. Mais la magie n’avait rien d’une mécanique bien huilée, elle ne pouvait être assimilée simplement en répétant les sorts, encore et encore. Elle semblait ne pas pouvoir être asservie de la sorte, comme un esprit libre qui n’obéissait à aucun maître. La pratique de la magie fut placée dans la case des activités n’apportant aucun réconfort à Eula.
« Une Cracmole ?! Ne dites pas des choses pareilles, enfin ! Vous voulez apportez le malheur sur notre famille ? »
Le cours de pratique magique venait de se terminer, et son professeur discutait avec sa mère dans le couloir, pendant que Eula rangeait ses manuels. Elle avait eu la méchante curiosité de simplement écouter pendant un instant, et le simple mot « Cracmole » lui avait fait l’effet d’un coup dans l’estomac. Un millier d’émotions se succédèrent dans son esprit. Incompréhension. Son professeur racontait n’importe quoi. Elle faisait partie d’une des familles les plus pures chez les sorciers. Elle ne pouvait pas être ce qu’il disait. Peur. Et s’il disait vrai ? Elle n’avait jamais montré aucun signe de pouvoirs magiques depuis sa naissance. Honte. Que diraient ses parents, si c’était vrai ? Ils seraient la risée du clan Lawrence pour avoir engendré une Cracmole. Puis l’injustice, qui l’étouffa sans qu’elle comprenne pourquoi. Pourquoi fallait-il toujours que sa famille soit si exigeante envers elle ? Pourquoi aspiraient-ils tous à cette perfection, simplement car leur sang le leur dictait ? Pourquoi Eula devait-elle endurer ça ? Colère. Elle acceptait tout cela sans rien dire, elle faisait de son mieux, alors pourquoi n’était-ce pas assez ? Elle avait toujours sa baguette en main. Avec un cri de rage, elle donna un violent coup dans le vide. Elle maudit sa baguette, et elle maudit sa famille. Et le vase face à elle explosa.
Elle reprit connaissance assise sur le tapis, sa mère près d’elle, lui demandant ce qui lui était arrivé. Eula ne put que fixer sans comprendre la sculpture de glace hérissée de pointes qui était apparue sur la commode, les morceaux du vase éclaté figés dans le vide par le froid.


Acte 2
« Chant de l’aurore »


La baguette de Eula fut sa première ennemie. L’enfant continua à suivre les cours de pratique magique, s’exerçant chaque jour pour tenter de maîtriser l’outil qui l’accompagnerait toute sa vie de sorcière. Mais l’instrument se révélait toujours capricieux, n’obéissant pas à sa maîtresse qui malgré elle, provoquait catastrophe sur catastrophe au sein du manoir. Elle faisait les frais de cette résistance, constamment réprimandée par son professeur, qui ne cessait de rapporter ses échecs à ses parents. Les membres de la famille Lawrence semblaient s’inquiéter de plus en plus de l’avenir de l’enfant, qui ne montrait pas les prouesses escomptées malgré son éducation. Même les sorts les plus simples paraissaient lui demander un effort colossal pour être accomplis. Et là où n’importe quel parent se serait demandé si la méthode n’était simplement pas la bonne, ou qu’il mettait peut-être trop de pression sur les épaules de son enfant, les parents de Eula décrétèrent qu’elle nécessitait plus de discipline, plus de rigueur, et plus de pratique. Ils s’efforcèrent de faire sortir de Eula une chose qui, selon elle, n’était peut-être même pas là. Elle ne quittait quasiment pas le manoir, et n’avait presque jamais la possibilité de croiser des gens de son âge, exception faite des enfants d’autres familles sang-pur qui venaient rarement chez eux. Seule entre les griffes de ses tuteurs et sous l’œil scrutateur des membres de son clan, Eula avait la sensation de n’avoir aucun allié.

Les Lawrence recevaient de nombreux partenaires commerciaux au sein de leur résidence. Entre chacune de ses activités, Eula voyait défiler des adultes qu’elle ne connaissait pas, et qui généralement s’intéressaient peu à elle, plus enclins à graisser la patte de ses parents ou à parler chiffres. Parfois, ils restaient pendant les repas et lui posaient quelques questions, toujours les mêmes. Était-elle heureuse de faire partie d’une des familles les plus anciennes et les plus pures d’Autriche ? Son apprentissage de la magie se déroulait-il bien ? Comptait-elle faire ses études à Durmstrang ? Ses parents répondaient généralement à sa place, et même si elle était autorisée à le faire elle-même, ses mots étaient toujours les mêmes : oui, elle était très fière. Oui, sa pratique magique se déroulait à merveille. Oui, elle irait sans doute à Durmstrang, comme beaucoup de membres de sa famille avant elle. Et l’intérêt feint sur le visage de son interlocuteur se dissipait vite et il passait à autre chose, pour retourner sur le terrain plus confortable des affaires financières.
« Enchanté, jeune fille. Voilà donc l’enfant qui fait la fierté de la famille Lawrence. Ta réputation ne semble pas avoir été volée. »
Cet homme-là avait un regard différent. Il lui rappela la mage qui vendait ses baguettes dans le quartier sorcier de Brégence. Il avait le même visage doux, les mêmes yeux pétillants de curiosité. Il se mit à sa hauteur pour lui tendre la main, serrant la sienne dans ses doigts remplis de petites crevasses. L’homme était vieux, le visage creusé de rides de sourire, mais il semblait plein d’énergie. Il émanait de lui une étrange puissance endormie, qui lui donnait un charisme étonnant. Les parents et l’oncle de Eula semblaient toujours tout ouïe lorsqu’il leur comptait ses dernières affaires du côté de l’Asie. Apparemment, il était originaire de là-bas. Eula ne s’était jamais réellement intéressée à tous les quidams aux robes strictes et ficelées jusqu’au col qui venaient au manoir. L’indifférence était réciproque. Mais cette fois, dès qu’elle passait près du salon où sa famille se délectait des aventures financières du sorcier, elle laissait traîner ses oreilles. Elle en apprit plus sur lui en quelques semaines que sur tous les partenaires commerciaux de ses parents en l’espace de huit ans.
Lui non plus ne semblait pas indifférent à la présence de l’enfant, dès qu’il la repérait à les épier derrière la porte. Il la priait parfois de venir les rejoindre si cela la tentait, mais elle refusait, le plus souvent. Elle devait continuer de suivre ses cours, elle n’avait pas le temps de rester assise à les écouter parler. Ou juste à l’écouter parler, lui. Il semblait toujours déçu, mais haussait simplement les épaules avec un sourire. Cependant, avant de quitter le manoir une fois les négociations terminées, il prenait toujours le temps de venir la voir pour la saluer. Et à chaque fois, l’enfant voyait dans ces prunelles ce même air intrigué, cette recherche de quelque chose en elle, comme quelque chose d’invisible pour la demoiselle. Lorsqu’il regardait Eula, elle avait la sensation que personne ne l’avait réellement regardé auparavant. Dans ses yeux, elle n’était plus seulement la plus jeune des Lawrence, ou la fille d’un partenaire commercial en devenir. Elle était sa propre personne. Les voix des parents étouffés à l’autre bout du couloir, occupés à embarquer les bagages de l’homme sur un balai de voyage, il sortit de la poche de sa robe un petit livre défraichi qu’il tendit à Eula. Un cadeau qu’elle ne devait montrer à personne, d’après ses dires, qu’elle devait garder juste pour elle. Sans trop comprendre pourquoi, c’est ce qu’elle fit, gardant l’ouvrage dissimulé sous le tiroir de sa table de chevet.
Lorsque l’heure du coucher arriva, Eula sortit le livre et sa baguette, s’abritant sous ses draps. Elle dû s’y reprendre à quatre fois avant de parvenir à effectuer un Lumos suffisant pour pouvoir déchiffrer les mots sur la couverture : « Vie domestique et habitudes sociales des moldus britanniques » de Wilhelm Wigworthy.

Le manège se répéta : l’homme venait, faisait des affaires avec les parents, et en repartant, il offrait quelque chose à Eula. Le plus souvent, il s’agissait de livres, des livres de poche faciles à dissimuler, tournant toujours autour du même sujet : la culture moldue, et sa relation au monde de la magie. Certains ouvrages historiques contaient des événements communs aux deux cultures. D’autres, les innovations moldues, leur technologie, les prouesses dont étaient capables ces êtres sans pouvoir. Certains autres étaient simplement des romans de fantaisie appréciés des moldus, et qui avaient une conception si extravagante de ce qu’était la magie que Eula trouva cela fascinant. L’enfant savait que si ses parents mettaient la main sur ces livres, ils les brûleraient probablement, et n’en deviendraient que plus sévères avec elle. Elle savait que simplement les ouvrir, les tenir en main était un crime aux yeux d’une famille de sang-pur. Pourtant, la curiosité de l’homme qui les lui avait offerts était contagieuse. Lui s’intéressait de près à l’enfant et à ce qu’elle pourrait devenir, et elle voyait sous ses yeux s’ouvrir la porte d’un monde qui lui était resté inconnu, banni de son éducation par sa famille. Les moldus étaient inférieurs. Les moldus étaient violents. Les moldus méritaient de ramper aux pieds des familles de sorciers, et non de se mêler à eux. Ces mots sonnaient de plus en plus étranges aux oreilles de l’enfant, chaque fois que sa mère coiffait ses cheveux. Elle commençait à se demander si tout cela était bien la vérité.
À l’occasion de son anniversaire, lorsqu’elle fêta ses 10 ans, l’homme fut invité par les parents, parmi bien d’autres partenaires dont Eula n’avait pas grand-chose à faire. Elle n’avait pas d’amis à inviter à cette fête, tous les enfants des autres familles de sang-purs ayant refusés d’être vus en la compagnie d’une sorcière ayant tant de difficulté à utiliser sa magie. Eula ne se préoccupait pas plus d’eux qu’eux d’elle. Le seul temps fort de la soirée fut lorsque le vieil homme lui offrit son cadeau, entouré d’un ruban bleu comme un ciel d’été, la couleur préférée de Eula. Dans la boîte reposait un étrange objet en forme de Y, apparemment en os, et percé de trous à intervalles réguliers. Une petite corde tressée était soudée à une des extrémités, pour ne pas le perdre. Ce curieux présent provoqua une incompréhension muette chez le reste de sa famille, mais Eula n’avait d’yeux que pour l’objet, se demandant ce que c’était, et comment on s’en servait. L’homme s’approcha d’elle pour lui montrer comme faire.
« Place tes lèvres contre l’extrémité… Tes doigts comme ceci… Et souffle. »
Lorsqu’elle expira, elle perçut le sifflement doux de la mer, le roulement des vagues, et elle sursauta, émerveillée. Elle pouvait produire divers sons avec cet instrument, dont les cris de certains animaux, ou des mélodies simples. Ce fut le plus beau cadeau qu’elle reçut ce jour-là, bien plus personnel que les chaudrons et les nécessaires à balai qui n’avaient aucun intérêt à ses yeux. Elle passa le reste de la fête à tester différentes combinaisons de sons, ses doigts survolant l’un après l’autre les petits trous. Cependant, le bruit des vagues restait son préféré.
Lorsque la fête se termina et que les convives quittèrent le manoir un à un, le vieil homme lui fit cependant un autre cadeau, à l’abri des regards. Il mit entre ses mains ce qu’il définit comme son livre préféré. Eula resta bouche bée, ne se sentant pas le courage d’accepter un ouvrage si précieux, mais trop polie pour refuser un cadeau de son bienfaiteur. Elle relut cent fois le titre sur la couverture, qui l’intrigua bien plus que tout ce qu’elle avait pu lire dans sa vie : « Le Monde Miroir » d’Eleanor Rigby.
Parcourir ses pages fut aussi incroyable que ce fut difficile. L’histoire était pourtant simple : un sorcier arrogant au sang-pur, maudit par une sorcière rivale, qui le condamna à vivre sans pouvoir pendant dix ans. Rejeté par ses semblables qui se riaient de lui, le sorcier n’eut d’autre choix que de vivre parmi les moldus. Dans les premiers chapitres, il traita ses voisins tels des déchets, se faisant vite détester de tous, vu comme un homme étrange qui prétendait avoir le pouvoir de tous les réduire en esclavage. Le déroulement était ensuite des plus logiques : le sorcier apprenait à connaître réellement les moldus, et se rendait compte que ce monde n’était pas si différent de celui qu’il avait quitté. Pour Eula qui n’avait que dix ans, beaucoup des messages et des critiques sociales que contenait le livre lui passèrent au-dessus de la tête. Bien des événements réels étaient référencés dans ces pages sans qu’elle en ait conscience. Cependant, la lecture de cet ouvrage provoqua quelque chose en elle. Un sentiment intense qu’elle avait toujours ressenti jusque-là mais sur lequel elle n’avait jamais pu mettre un mot : une immense solitude. Elle envia ce sorcier condescendant pour son aventure, et pour avoir pu découvrir autre chose que les conventions avec lesquelles on l’avait toujours éduqué. Eula se demanda pour la première fois à quoi ressemblait réellement un moldu.

« J’y pense, les onze ans de mademoiselle Eula arrivent à grands pas. Avez-vous déjà décidé où vous allez l’envoyer faire ses études ? Si ce n’est pas le cas… je pense avoir l’établissement parfait pour une éducation digne de son rang. »
Le prospectus fut glissé sur la table par son bienfaiteur lors d’un repas. Les coins étaient légèrement cornés : il ne paraissait pas dater d’hier. Mais les photos et la présentation attrayante de l’école sur le papier semblèrent faire merveille sur l’esprit de ses parents. Eula dû tendre le cou pour déchiffrer ne serait-ce que le nom de l’école en question : Ilukaan, au Canada. Elle en avait déjà entendu parler, certains partenaires canadiens de sa famille y ayant étudié. L’école était réputée parmi les sang-purs comme une école conservatrice, qui n’accueillait que des enfants de familles illustres dans ses murs. Le vieil homme détailla pour les parents à quoi ressemblait une scolarité là-bas, en ne lésinant pas sur les détails. Les cours dispensés y étaient rudes, et les professeurs sévères. De plus, l’école avait des moyens importants et mettait tout en œuvre pour former les plus grands sorciers de chaque génération, dans bien des domaines. Un portrait parfait, embelli par les paroles de cet homme qui avait toute l’attention des parents. Ils restèrent suspendus à ses lèvres pendant une heure et une fois la conversation terminée, ils semblaient déjà prêts à signer au bas de n’importe quel document qu’il leur présenterait et à envoyer leur fille sur un balai avec ses bagages, droit vers le Canada.
Avant de quitter de nouveau la maison des Lawrence, il resta quelques minutes pour avoir une petite conversation avec Eula. Son visage, toujours décoré de son sourire, avait cependant un air grave et inquiet qu’elle ne lui connaissait pas. Il sortit de sa poche deux prospectus différents. Elle reconnut l’un d’eux comme celui qu’il avait présenté à M. et Mme Lawrence.
« Tes parents devraient parfois sortir de leur manoir et écouter réellement ce qui se dit dans la communauté sorcière. Ils se sont bien trop isolés du reste du monde… Mais je suppose que c’est compréhensible. Le prospectus que je leur ai montré date d’avant 2008, et à l’époque, l’école n’accueillait que des Canadiens... Ilukaan a bien changé, depuis, et c’est tant mieux… J’espère que tu t’y plairas. »
Il vint poser sa main sur la tête de la petite, un geste d’affection qui la laissa bouche bée. En levant les yeux, elle vit sur son visage une expression proche de cette pitié que tous lui lançaient à la figure au quotidien. Mais une expression plus douce, affligée : une grande tristesse.
« Pauvre enfant… J’espère que toi, au moins, tu pourras être sauvée. Je le prie, du fond du cœur. »
Ses mots la laissèrent tétanisée au milieu du couloir. Elle accepta simplement dans ses mains le deuxième prospectus, neuf et couvert de couleurs chatoyantes. La tristesse disparut du visage de l’homme, et sa figure s’habilla d’une détermination nouvelle et d’un sourire plein d’espoir. Il se détourna d’elle et quitta le manoir. Pour Eula, ses mots avaient un goût d’adieu.


Acte 3
« Chandelle vacillante »


Les yeux clos, Eula émergea de l’âtre de la cheminée, ses pieds quittant les flammes vertes et sans chaleur, soulevant un nuage de poudre grisâtre. Elle ne toussa pas, ne laissa transparaître aucun signe d’inconfort, époussetant simplement sa robe et secouant ses cheveux blonds d’un geste léger. Ouvrant les yeux, elle découvrit qu’elle avait atterri dans une pièce tout en long, aux proportions immenses. Dans les deux murs latéraux étaient encastrées d’autres âtres, dont émergeaient à intervalle régulier d’autres étudiants, à en juger pour certains par leur uniforme, ou des adultes qui semblaient trop vieux pour être encore des élèves, et devaient donc habiter en ville. Le point d’arrivée du réseau de cheminette de Bloombury se trouvait sous ses yeux. Elle suivit le mouvement avec sa valise et s’avança vers le fond de la pièce, où un petit guichet avait été placé à côté de la porte de sortie, donnant sans doute sur la rue marchande principale de Bloombury. Le jeune homme installé derrière le comptoir lui adresse un sourire appréciateur.
« Je n’ai jamais vu quelqu’un sortir d’une de ses cheminées d’une manière aussi détendue… et aussi propre ! Tu dois avoir l’habitude !
- C’est la première fois que je prends le réseau de cheminette. »
Cette réponse sembla lui en boucher un coin, sans parler de l’air assuré de la demoiselle malgré son âge, mais il se reprit vite. Il devait voir des choses bien plus surprenante tous les jours. Il lui demanda si elle était étudiante, et si elle entrait en première année. Une fois qu’elle eut acquiescé, il lui tendit un dépliant.
« Tu trouveras là-dessus une carte de Bloombury, et l’itinéraire pour aller jusqu’à Ilukaan. Pour ne pas te perdre, tu vois ? Ce n’est pas très compliqué, mais on ne sait jamais !
- Merci beaucoup. »
Bien qu’elle parvienne à le dissimuler, Eula se sentait quelque peu intimidée. Elle avait rarement été entourée par autant de monde, et elle allait voir bien des visages inconnus dans les jours qui viendraient. Et elle ne savait toujours pas à quoi s’attendre quant à l’école d’Ilukaan elle-même. Son bienfaiteur lui avait dit que l’école avait changé, depuis 2008. Il n’avait cependant pas donné de détails, et ce serait à elle de découvrir la teneur de ces changements. Le jeune homme derrière le guichet lui adressa un dernier sourire, encourageant.
« En tout cas, je te souhaite bonne chance, et profite bien de ta scolarité, miss… ?
- Eula Lawrence. »
Donner son nom complet avait été un méchant réflexe. Son éducation l’avait toujours amenée à être fière de son nom de famille, et l’afficher tel un honneur était devenu une habitude. Elle portait même toujours, accroché à sa cape de voyage, le Sceau Glacial des Lawrence. Le fixer à sa tenue chaque matin relevait désormais plus d’un automatisme que d’une réelle envie de représenter sa famille. À sa réponse, l’expression du jeune homme sembla se figer, et il parut réfléchir un instant. Ses yeux finirent par tomber sur le symbole de bronze qui pendouillait de son vêtement.
« C’est bizarre, ton nom me-
- Merci de votre aide. Au revoir. »
Elle l’avait interrompu en attrapant rapidement sa valise laissée au sol et en s’engouffrant à l’extérieur, se forçant à ne pas presser le pas. Elle ne savait pas pourquoi, mais le simple fait que le nom des Lawrence ait pu être familier à ce garçon lui donnait des sueurs froides. Elle était loin, très loin de l’Autriche, à présent. Les vieilles familles de sorciers étaient sans doute connues hors de leur pays d’origine, mais la réputation de sa famille n’avait sûrement pas voyagé jusqu’au Canada, n’est-ce pas ? La vue de la rue marchande coupa soudainement court à ses pensées. Elle venait de déboucher sur une longue avenue bondée de monde, et lorsqu’elle leva les yeux vers le haut, des buildings aux écrans colorés lui cachèrent la vue du ciel. Elle regarda de tout côté, ne sachant plus où donner de la tête entre les publicités aux couleurs criardes, les véhicules motorisés qui traversaient la route et les passants aux vêtements décontractés, téléphones en main. Mais elle voyait aussi la magie se mêler à tout ça : le propriétaire d’un bar qui ouvrait les volets de son établissement d’un geste sec de sa baguette, les photos mouvantes sur la devanture de certains magasins, et les hiboux perchés au sommet des feu de signalisation. Il y avait tant d’informations qu’elle ne parvenait pas à enregistrer dans tout ce décor que cela lui fit tourner la tête. Tout lui semblait si chaotique, et pourtant chaque habitant se déplaçait dans ce monde hétéroclite avec la plus grande aisance. Tout semblait se dérouler dans une parfaite harmonie, et Eula se sentit telle une alien au milieu de tout cela. Se rendant compte qu’elle était restée immobile au milieu de la rue bien trop longtemps, elle déplia la carte qui lui avait été donnée et entreprit de trouver son chemin jusqu’à Ilukaan.

« Personne suivante… Eula Lawrence. »
Elle se détacha du groupe de premières années avec son calme et sa prestance habituelle, mais en s’avançant vers la fontaine trônant au centre du dôme, elle sentit les regards se fixer sur elle. Chaque nouvel élève appelé suscitait la curiosité de ses futurs camarades. Pourtant, l’atmosphère lui semblait à présent plus lourde, plus scrutatrice qu’elle ne l’avait été avec les précédents. Elle comprit son erreur à cet instant : Ilukaan était une école internationale, qui accueillait des étudiants des quatre coins du monde. Elle n’était certainement pas la seule à venir d’Europe, et pas la seule à venir d’Autriche. Et si la réputation de sa famille n’était connue que de quelques élèves à l’heure actuelle, l’histoire ne tarderait pas à faire le tour de l’école. Elle tenta de se concentrer sur l’eau cristalline qui se mouvait dans le bassin, et qui afficherait bientôt le visage de l’animal de sa maison. Mais son esprit vagabondait à d’autres questions, plus angoissantes : comment réagiraient les autres élèves de sa maison lorsqu’elle y serait envoyée ? L’aideraient-ils à s’intégrer comme n’importe quel autre étudiant, ou se trouverait-elle naturellement isolée ? Elle préféra ne pas y songer davantage, fixant les remous de l’eau qui lui apportèrent un certain calme, et commençaient déjà à laisser filtrer les traits de l’animal qui avait choisi Eula. Pouvait-elle y songer en ces termes ? Cela la rassurait de se dire que c’était sa maison qui la désignait, qui l’accueillait, et non elle qui y pénétrait par elle-même.
La forme devint de plus en plus nette, jusqu’à finalement prendre l’image d’un cerf aux yeux d'émeraude, tel une pellicule à la surface de l’eau. Le cri puissant de l’animal fit écho aux applaudissements modérés des autres élèves, et Eula se redressa sans regarder en arrière, alors que le directeur s’approchait à présent d’elle. Lui n’avait pas diminué ses applaudissements et il l’observait avec un sourire avenant, la pierre grossière, encore mal taillée dans sa paume. Posant un genou à terre, il vint fixer la pierre à la ceinture de la demoiselle, juste à côté du pendentif du Sceau Glacial. En le voyant de plus près, Eula remarqua cette lueur dans son regard, cette espièglerie presque pétillante, qui lui rappela celui grâce à qui elle se trouvait ici. Cette simple vue la rassura, et ses propres prunelles affichèrent une immense gratitude face à la présence de Vincent Leroy. Lorsqu’elle fit son chemin jusqu’à la table de sa maison, elle se sentait un peu plus légère, malgré les centaines de regards fixés sur elle.

« Tu es la fille Lawrence, c’est ça ? Désolé, on n’a pas envie de travailler avec une fille qui vient d’une famille de mages noirs. »
Troisième règle du clan : lorsqu’une dispute éclate, la protection du prestige et de la dignité de la famille doit être privilégiée. Eula tenta de montrer que ces mots ne la blessaient pas, affichant une façade froide et impassible tout en croisant les bras.
« Comment osez-vous me parler de cette façon ? Ma famille n’abrite aucun mage noir ! Elle-
- Et le cirque que ton oncle a provoqué au ministère autrichien, il y a trois mois… Schubert Lawrence, c’est ça ? C’est bien un membre de ta famille, non ? Il a essayé de s’opposer aux nouvelles mesures d’aide à l’intégration des familles de nés-moldus. »
Eula fut prise de court, bien en peine de rétorquer. Le groupe d’élèves installé à une table de la bibliothèque commença à échanger à voix basse, comme si la demoiselle n’était déjà plus là.
« Vu sa mentalité, ça ne m’étonnerait pas que le reste de la famille soit pareil.
- Peut-être que le week-end, ils s’adonnent à une chasse aux moldus, allez savoir.
- Mages noirs ou pas, ils se croient vraiment supérieurs aux autres… »
Eula ne souhaita pas en entendre davantage. Elle quitta la bibliothèque, décidée à aller étudier ailleurs. Depuis la rentrée, l’histoire du clan Lawrence du temps de l’établissement du Secret Magique avait déjà fait le tour de l’école, et de nouvelles rumeurs parcouraient désormais les couloirs. Certains faits étaient avérés, comme ce scandale au ministère qui avait eu lieu pendant l’été, mais d’autres traits avaient été grossis, et Eula en faisait maintenant les frais. Et si elle pouvait supporter de manger seule le midi, ou de passer son temps libre à étudier dans son coin, la coopération lors des cours lui posait problème. Aucun autre élève n’était réellement enthousiaste à l’idée de travailler avec elle, autant à cause de sa réputation que de ses difficultés en magie.
« Elle vient d’une famille de sang-purs, et elle n’est même pas capable de réaliser un sort aussi simple ? La honte- »
« Comme quoi, l’arrogance n’exclue pas d’être bon à rien. »
Elle vécut dans ce climat entre sa première et sa quatrième année. Plus les critiques pleuvaient dans son dos, et plus la demoiselle était sur la défensive. Elle en devenait agressive, méfiante envers son entourage, rétorquant dès qu’elle le pouvait avec les mots que son éducation avaient mis dans sa bouche. De par son nom, les autres lui devaient le respect. Elle se forgea ainsi une carapace et une façade de noble, pour ne plus être abattue ainsi par les paroles des autres. Mais son attitude restait vaine. On lui avait appris à soutenir sa famille, à protéger sa dignité, mais on ne lui avait jamais appris à faire face à la vérité. Car quoi qu’elle puisse en dire, et bien que certaines rumeurs aient été fabriquées de toute pièce, les fondements étaient réels. Ses ancêtres avaient torturé des moldus. Ses ancêtres avaient abrité des mages noirs. Sa famille détestait les moldus et leur progéniture, et faisait passer la pureté de son sang avant tout. Elle ne pouvait récrier ces accusations. Et peut-être elle-même serait-elle affectée par cette réputation, par ce poison qui sinuait au sein de sa famille. Peut-être deviendrait-elle comme eux. L’injustice amère qu’elle ressentait envers ses camarades s’éclipsa au fil du temps, avec cette simple pensée : « Je le mérite. Moi aussi, je perpétuerai un jour cette tradition. Moi aussi, je serai la Lawrence qu’ils voient déjà tous. »
Il ne faudra pas longtemps avant qu’elle ne devienne comme eux. Peut-être est-elle déjà au point de non-retour.
« Tu es comme eux, de toute façon. »
Ces mots lui firent l’effet d’une gifle. Elle était prête à capituler. Elle était prête, à cet instant, à accepter cette condition, celle d’une aristocrate hautaine, conservatrice, et à juste se ranger du côté de sa famille. Ce serait plus facile ainsi…
J’espère que toi, au moins, tu pourras être sauvée. Je le prie, du fond du cœur.
C’est à ce moment-là que les paroles de son mentor lui revinrent en mémoire. Elle resta figée, ne comprenant plus ce qu’elle était censée faire. L’autre élève la fixait toujours en attendant sa réplique, avec cette haine et ce dédain dans les yeux, le même que toutes ces familles de sorciers en Autriche. Elle se souvint l’histoire de ce mage, dans le roman d’Eleanor Rigby. Ce sorcier sang-pur qui avait su changer, faire ses preuves, et montrer qu’il était capable d’aller contre tout ce qui lui avait été enseigné, tout ce qu’on lui avait mis dans le crâne depuis sa naissance, à coup de pioche. La facilité n’était pas le chemin qu’était censée emprunter Eula. Elle ne voulait pas ressembler au reste de sa famille. Les Lawrence lui imposaient d’être ainsi, et les autres élèves lui imposaient d’être ainsi. Mais il y avait aussi ceux qui croyaient en elle, qui voyaient en elle un potentiel d’être meilleure, et de s’écarter de cette route toute tracée à laquelle on la destinait, et qu’on s’attendait à la voir emprunter. Elle repensa à la vendeuse de baguette, à son bienfaiteur, et à Vincent Leroy. Elle repensa aux yeux des autres étudiants posés sur elle.
Essaye de les comprendre. Ils vous voient, toi et ta famille, comme les ennemis de tout ce que représente leur école. Montre-leur qu’ils ont tort.
Elle leur montrerait à tous. C’est avec cette pensée en tête qu’elle planta son regard dans celui de l’élève face à elle. Avec un calme glacial, mais déterminée, elle annonça :
« Je n’oublierai pas ces mots. Et sache-le… Ma vengeance pour ça sera terrible ! »


Acte 4
« Vent du changement »


Comme si ses mots avaient donné l’impulsion initiale, tout se mit en branle, et les étoiles s’alignèrent. Lors de sa quatrième année, divers changements s’opérèrent dans la vie de Eula, parfois de sa propre volonté, et parfois par pur hasard.
Tout d’abord, sa détermination nouvelle la poussa à voir d’un œil différent sa pratique de la magie. Lors d’un exercice, isolée dans le parc de l’école, elle peinait comme toujours à effectuer le sortilège demandé. Après plus de vingt minutes à tenter de produire la moindre étincelle avec sa baguette, elle s’assit finalement dans l’herbe avec un soupir, avant de regarder l’instrument dans sa main, qui n’avait l’air de rien d’autre qu’un vulgaire morceau de bois. Elle serra l’objet entre ses doigts avec force, avant de murmurer :
« Je sais qu’on ne s’entend pas vraiment, toi et moi… Je ne t’ai pas choisie, et tu ne m’as pas choisie non plus… Mais pour l’instant, nous sommes coincées toutes les deux, et je fais de mon mieux ! Alors… fais au moins un effort, toi aussi. »
Évidemment, la baguette ne lui répondit pas, restant inerte entre ses mains. Avec un nouveau soupir, elle vint coller son front contre ses mains agrippées à l’outil.
« Je suis une sang-pure, mais ce n’est pas cela qui va m’aider, n’est-ce pas ? Si je t’utilise, ce n’est pas en tant que sang-pur. Je veux juste être moi… »
La colère qu’elle avait ressenti la première fois qu’elle avait utilisé cette baguette était bien loin, à présent. Elle ne souhaitait plus faire ses preuves comme à l’époque, ni en vouloir à qui que ce soit. Avant d’en vouloir à quelqu’un, avant de se soucier de sa famille et des autres, avant tout cela, seule comptait la recherche du « moi ».
« Je veux juste être Eula Lawrence. »
À ses mots, un crépitement se fit entendre et elle redressa la tête. La baguette était toujours aussi droite qu’à l’ordinaire, mais c’était comme si elle avait soudainement pris vie sous ses doigts, crachant de petites étincelles. La demoiselle pris cela comme un signe. On lui avait rabâché depuis l’enfance les propriétés du bois de cette baguette : il choisissait les personnes ayant une personnalité bien affirmée, et une dignité innée. Avant de s’engager sur le chemin de sa vengeance, Eula devait d’abord déterminer qui elle voulait être. Elle le savait enfin. Elle se remis debout, prête à continuer ses exercices.
À la suite de cette découverte, Eula puisa au plus profond d’elle-même pour chaque sortilège qu’elle lançait. Elle ne faisait pas non plus des merveilles, mais elle s’était fortement améliorée. Sa baguette n’était peut-être pas adéquate pour elle, mais au moins était-elle devenue une alliée. Les professeurs ne purent que remarquer ce changement, la félicitant pour ses progrès.

Le deuxième changement s’opéra au sein même d’Ilukaan. À la rentrée 2018, Vincent Leroy introduisit un nouveau cursus universitaire dans le programme, le cursus de Technologie et Ingénierie Magique. Un changement drastique pour ce qui était, dix ans auparavant, une école des plus conservatrices, se tenant éloignée des inventions du monde moldu. La nouvelle se répandit comme une trainée de poudre, non seulement sur tous les réseaux sociaux magiques, mais également dans la presse sorcière. Jusqu’au Ministère de la magie, on ne plus parlait que de ça. Sans compter que cette annonce précéda de peu un éclat de discorde avec le Premier ministre moldu. La coïncidence de ces événements était presque drôle aux yeux de Eula. Elle le fut, jusqu’au jour où la demoiselle reçut une beuglante de la part de sa famille. Grâce à toutes ces occurrences survenues en même temps, les Lawrence avaient finalement entendu parler de la nouvelle réputation de l’école canadienne, et ce qu’ils avaient appris leur avait visiblement déplu. À l’abri dans son dortoir, Eula entendit la voix furieuse de son père maudire l’homme qui leur avait recommandé cette école, maudire l’établissement lui-même ainsi que son directeur, sans compter tous les enfants né-moldus et sang-mêlés qui y étudiaient. Il exprima ensuite son incompréhension face au silence de sa fille, qui ne l’avait jamais informé de tout ces problèmes, alors qu’elle vivait à Ilukaan depuis maintenant quatre ans. Il espérait qu’elle avait une excellente explication à lui donner. Peut-être espérait-il que sa fille avait été ensorcelée pour être restée aussi longtemps dans une école remplie de sang-de-bourbes. Pour toute réponse, sa fille ne lui envoya que quelques lignes :
« Cher père,
J’avais pleinement conscience, dès mon arrivée à Ilukaan, de sa réputation et de tous ces détails qui semblent aujourd’hui vous surprendre. Sachez que je n’ai nullement l’intention d’interrompre ma scolarité là-bas.
Bien à vous,
Eula Lawrence. »
Cette lettre mit immédiatement le feu aux poudres au sein de sa famille. Elle ne reçut plus seulement de réponses de la part de son père, mais aussi de sa mère, son oncle, et d’autres personnes du clan Lawrence la priant de reprendre ses esprits et de quitter cette école pour les fous. Sa réponse ne faillit pas, restant toujours la même. Elle anticipait déjà que ses parents ne voudraient plus rien avoir à faire à elle, et prit donc l’initiative de faire une demande de bourse à l’administration de l’école, pour pouvoir se débrouiller sans l’aide financière de son clan. Les lettres se firent plus rares, remplies de vaines menaces qu’elle ne s’embêta même plus à lire, jusqu’à ne plus arriver du tout. Elle aurait dû se sentir triste de ne plus avoir de contact avec sa famille. Pourtant, plus l’année passait, et plus Eula se sentait libérée de ce poids qui avait pesé sur ses épaules pendant quinze ans.

« Disparition mystérieuse d’un Auror en Europe. »
Le dernier changement eut lieu au petit déjeuner, en mai. La triste nouvelle lui parvint grâce au journal Blesses & Hexes, la photo d’un visage qu’elle connaissait bien étalée en quatrième page. Eula lut l’article rattaché au cliché avec une inquiétude grandissante. D’après l’article, l’homme était un Auror resté en infiltration pendant plusieurs années. À la suite d’une enquête qui avait mal tourné, il avait mystérieusement disparu à la frontière entre l’Autriche et la Hongrie. Les ministères des deux pays avaient lancé des recherches pour le retrouver, et potentiellement lui offrir une protection de témoin quant à la mission qu’il devait accomplir en Europe. Elle avisa le sujet sur la photo mouvante. Ses cheveux blancs étaient coiffés différemment, sa moustache avait disparu, mais Eula ne pouvait s’y tromper : elle reconnaissait les petites rides de sourire et le regard curieux du sujet. Elle n’avait plus eu de nouvelles de son bienfaiteur depuis son départ du manoir Lawrence, après s’être assuré qu’elle serait envoyée à Ilukaan, et elle n’avait jamais su non plus où il habitait exactement. Elle comprenait maintenant pourquoi.

« Oh… Je ne vous attendais plus ! Mais je savais que vous reverrais un jour dans ma boutique ! »
Le sourire espiègle de la vendeuse perchée en haut de son échelle accueillit la jeune fille, qui avait bien changé depuis leur première rencontre. Elle avait bien sûr grandi, sa taille et sa prestance accentuée par les talons qu’elle portait. Son air renfermé et gêné avait laissé place à une mine affirmée, encadrée de cheveux désormais bleus. À cet accueil, la demoiselle fronça les sourcils, croisant immédiatement les bras.
« Est-ce ainsi que vous accueillez une noble de mon rang dans votre établissement ? Quelle indignité ! »
Son attitude ne sembla nullement déranger la commerçante, qui descendit de son perchoir sans se départir de sa risette. Après s’être assurée que le message soit bien passé, Eula sortit finalement de sous sa cape une longue boîte, frappé du symbole de la boutique.
« Mais ma vengeance attendra. Je viens vous rendre cette baguette. Elle a été des plus capricieuses avec moi, malgré mes tentatives de la dompter. Vous avez été bien mal avisée de la vendre à mon oncle. Sachez-le, je me souviendrai de cet affront ! Et… j'espère que vous parviendrez à retrouver son véritable propriétaire. »
Elle vint poser l’objet sur la caisse, presque avec regret. Au fil des mois, son affinité avec cette baguette n’avait cessé de grandir. Certes, elle lui donnait toujours du fil à retordre, mais chacune avait appris à vivre avec l’autre, pour le meilleur comme pour le pire. La commerçante vint ouvrir la boîte sur la caisse, pour l’inspecter. Eula se demanda si, en réalité, elle souhaitait lui laisser une dernière chance de dire au revoir à cet instrument. Mais les adieux avaient déjà été faits. Elle se contenta de la contempler une dernière fois, dans son écrin.
« Je vois que vous en avez pris soin… Et vous avez malgré tout réussi à vous en faire une amie ! Tous les sorciers n’en sont pas capables… Peut-être que si vous aviez été quelque peu différente, cette baguette vous aurait été destinée… »
Eula mit ses mains sur ses hanches, l’interrompant.
« Toutes ces hypothèses sont sans importance. Je suis venue chercher ma véritable baguette. »
La vendeuse hoche la tête avant de s’engouffrer entre les hautes étagères. Elle posa la boîte rendue sur une pile -sans doute la pile des baguettes à réparer ou à nettoyer- avant de faire glisser ses doigts le long d’une rangée qui semblait prête à s’écrouler au moindre mouvement. Avec une précaution toute calculée, elle en retira une nouvelle boîte et revint vers le comptoir pour la poser devant Eula. Elle lui adressa un grand sourire satisfait, et plein d’ironie.
« Cette fois-ci, souhaitez-vous l'essayer ?
- Avez-vous si peu confiance en vos capacités à juger le caractère de votre clientèle ? Si tel est le cas, votre boutique fera sûrement faillite dans une futur proche. »
Elle lut sur le visage de son interlocutrice que cette dernière n’était nullement dupe. Eula trépignait d’impatience, et elle le savait.
« Cependant... Je consens à l'essayer, malgré tout. »
La nouvelle boîte fut ouverte devant elle. À l’intérieur reposait une baguette tout aussi belle que celle qu’elle avait reçue neuf ans auparavant, mais bien différente. La couleur était plus claire, plus uniforme, et le bois semblait plus souple, là où son ancienne baguette était d’une rigidité impressionnante. Les gravures s’enroulaient de manière harmonieuse autour du manche. Après une hésitation, elle sortit l’objet du coffret avec précaution. Lorsqu'elle brandit enfin l'outil face à ses yeux, elle sut qu'elle tenait en main la baguette qui lui était destinée. Son cœur se gonfla instantanément, son corps comme parcouru d’un frisson, d’une énergie nouvelle. Le roulis des vagues voyagea jusqu'à ses oreilles, et elle pouvait presque sentir les embruns de l'eau se déposer sur son visage.
« Je savais, dès le jour où vous êtes entrée dans ma boutique, que c’était cette baguette et aucune autre qu’il vous fallait. Le bois de charme est connu pour choisir des personnes talentueuses, qui dédient leur vie à une unique passion, que certains qualifieraient même… d’obsession. Un de mes collègues m’a dit un jour préférer le terme de « vision ». Quant à moi… j’y vois une grande ambition. »
Ambition. C’était un mot qui lui plaisait.


Épilogue
« Écume brillante »


La caresse du vent s’engouffrait sous sa cape courte et secouait les mèches de ses cheveux, les vagues roulant à ses pieds. Elle devait certainement attirer l’attention, habillée aussi chaudement en plein été, le bout de ses bottes immergé dans l’eau douce du lac de Brégence. Elle avait la sensation de venir dans cette ville pour la dernière fois avant un long, très long moment. Depuis sa naissance, elle avait toujours vu le lac de loin, derrière les fenêtres du manoir de ses parents. Avant de le quitter pour de bon, elle souhaitait le voir pour de vrai. Sa main enserrait sa baguette, qui s’y lovait comme si elle aurait toujours dû se trouver là. Avec elle pour l’accompagner, Eula se sentait enfin complète. Baissant les yeux, elle avisa son reflet à la surface. Son visage déformé par la houle de l’eau lui rappela son admission à Ilukaan, et le moment où sa maison l’avait choisie. Sa magie était née dans le froid glacial, et elle avait trouvé une place dans les flux et reflux de la fontaine de l’école. Elle ne regrettait aucun des pas qu’elle avait fait depuis. Bien qu’il lui restât encore un long chemin à parcourir.
D'où vient le ressentiment ? D'un environnement difficile ? Des épreuves que l'on traverse ? Mais alors, qu'est-ce que la vengeance ? Vouloir obtenir justice pour soi ? Ou bien plonger l'ennemi dans un abysse de souffrances ?
Comment lutter, quel type de combat arriverait enfin à alléger le poids du sang qui coulait dans ses veines ?

Elle n’avait pas encore la réponse. Mais sur cette plage, elle murmura le serment qu’elle se faisait, et qu’elle honorerait pour le restant de ses jours :
« Je ne serai pas cette glace rigide, cette eau gelée dans le carcan des traditions. Je serai les vagues tumultueuses, l'écume indomptable qui renversera les conventions de ma famille, et les préjugés de mes ennemis. »

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